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- Rencontre avec Valérie Bezançon
Mon enseignement a deux objectif : l’acquisition d’une bonne technique de voix parlée, et le passage d’un texte, écrit en deux dimensions sur une page, à une parole vivante qui prend sa dimension dans l’espace tout en s’enracinant dans le corps de l’acteur. La parole doit redevenir action.
Pour que la parole agisse sur le partenaire et sur l’imagination du spectateur, elle doit naitre d’impulsions successives dans le corps et l’esprit de l’acteur. L’acteur doit apprendre à faire naitre cette parole de l’autre, de l’espace, de sa pensée en interaction avec tous ces éléments. Il doit pouvoir la libérer, la laisser agir, et remettre en jeu sa parole en permanence.
Au CNSAD, j’ai eu pour professeur de langage Michel Bernardy, qui est un immense pédagogue (son livre, Le Jeu Verbal, est une mine pour tous les amoureux du langage). Pour sa pédagogie, il a puisé aux sources de la langue française, à la Grammaire de Port-Royal, aux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sur la rhétorique…
Mais il s’est aussi intéressé de très près à la linguistique moderne, notamment à la théorie des traces de Noam Chomsky. Il a ainsi pu nous initier aux mystères du langage, d’une manière assez savante, mais en fait profondément artistique, car il est comédien, et violoniste. Il se trouve aussi qu’il a travaillé dans sa jeunesse sous la direction de Michel Saint-Denis.
Il a donc été très tôt en contact avec la technique vocale anglaise, pour laquelle il s’est passionné (il est d’ailleurs l’auteur de très belles traductions de Shakespeare). Je me suis moi-même formée à la technique vocale anglaise auprès de Nadine George. Les anglais ont beaucoup à nous apprendre dans le domaine de la technique de l’acteur. Ils savent être à la fois larges et vrais.
Et ils passent souplement du théâtre au cinéma ou à la télévision, des plus grands textes classiques aux dialogues quotidiens. C’est la technique fabuleuse des ces acteurs qui assure le succès des grandes séries aujourd’hui !
Quand j’ai fait l’inventaire de ma « boite à outils » d’actrice, j’ai constaté que ces outils sur les structures du langage étaient ceux qui m’avaient le plus servi pour trouver ma propre voie. C’est un travail très humble au départ (apprendre à laisser « agir » un texte n’est pas toujours facile à accepter pour l’ego de l’acteur) mais qui permet d’arriver à une grande simplicité, à une extraordinaire souplesse. Il permet au texte que vous interprétez de vous révéler à vous-même, de vous faire grandir, au lieu d’être parfois tétanisé par lui quand vous êtes face à de grands textes, à de personnages mythiques et impressionnants.
C’est une chance extraordinaire que nous avons, nous les acteurs, de tisser des liens d’une telle familiarité avec les plus grands auteurs, les pensées les plus affutées, la connaissance humaine la plus diverse et la plus profonde, exprimée dans une langue magnifiquement travaillée, et dont la forme sert la situation ou le propos.
C’est aussi une grande responsabilité d’être le médium de ces textes auprès d’un public que nous espérons tous le plus large possible. Un bon phrasé, une voix libre, permettent au spectateur de se laisser totalement aller aux enjeux de la pièce et aux subtilités de la mise en scène.
Trop souvent, au théâtre, j’entends des phrasés approximatifs, qui m’obligent à mobiliser une partie de mon attention à recomposer en moi-même le chemin de la pensée. Je vois aussi des acteurs qui travaillent en force, avec volontarisme, au lieu de s’ouvrir au texte lui-même et de le laisser agir. Ils pensent à tort que c’est à eux de tout fournir. Ils agissent souvent ainsi par peur de ne pas être à la hauteur de ce qu’il faudrait donner dans un rôle ; et parce qu’ils n’ont pas les outils.
C’est particulièrement sensible avec le théâtre en alexandrins, où les acteurs sont souvent terrassés par le respect de la forme métrique, parce qu’ils n’ont pas appris à s’appuyer sur le travail de la syntaxe, qui, lui, ouvre à l’acteur des chemins de jeu extrêmement vivants, sans rien retrancher au travail formel de la langue. Je suis heureuse quand je peux entendre parler à la fois l’auteur et l’acteur lui-même, dans l’évidence de sa rencontre avec le rôle.
Du point de vue de la technique vocale, il y a toujours beaucoup à faire pour desserrer les nœuds successifs qui empêchent la libération de la voix (respiration haute, larynx et mâchoire serrés, habitude de refermer la bouche entre deux phrases…) et pour défaire les habitudes qui ternissent les résonances (tensions dans le haut du cops, mauvaise posture…). Il faut œuvrer de telle sorte que le corps soit totalement disponible pour une libération vocale instantanée, sans efforts inutiles, et sans « déplacement » par rapport à l’endroit du ressenti.
Du point de vue de la diction elle-même, il y a à rétablir l’équilibre entre les consonnes et les voyelles. Ce sont les voyelles qui véhiculent la voix. Elles témoignent du ressenti, elles racontent l’être profond. Elles sont donc terriblement impudiques. Inconsciemment, beaucoup d’étudiants surinvestissent les consonnes, qui, elles, donnent le sens, ce qui est rassurant. Ils s’en servent à la fois pour pousser le son (ce qui est crée un forçage), et pour exercer un contrôle sur ce qui devrait simplement jaillir. Ils arrivent parfois avec de mauvaises pratiques de la diction, qui sont en fait de la surarticulation, ou avec une bouche totalement désinvestie. Il faut alors travailler à retrouver le plaisir que nous avons tous éprouvé, dans notre toute petite enfance, à jouer avec les sons.
Du point de vue du travail du langage, il faut apprendre à considérer le texte comme doué d’une vie propre, qu’il faut savoir écouter, et non comme un oripeau mort qu’on devrait agiter pour faire croire au public qu’il est vivant. Les textes ont donc des dynamiques, des lignes de force. Ils sont nés d’impulsions vivantes dans un corps vivant.
En retrouvant ces impulsions, le texte se remet à « battre ». Mais il faut aussi, pour la plupart des étudiants, apprendre à travailler avec le silence, qui est l’endroit où nait la parole, l’endroit où elle résonne et se régénère. Or le silence est un endroit de trouble, d’inconnu, il fait peur. Mais c’est aussi un endroit très riche, où se trouve potentiellement tout ce qui ne s’est pas encore manifesté.
Il y a aussi la question de la trace, encore très présente chez les jeunes gens, des habitudes et du vécu scolaires liés à la mémorisation et à la restitution des textes. Pour certains, il y a le reflexe de se conformer à ce qu’on attendrait d’eux ; pour d’autres, il y a une forme de refus, de résistance, voire de peur de se tromper, d’être jugé. Or, pour l’acteur, il y a une nécessité que le texte fasse sens pour lui, au moment où il le dit, en dehors de toute conformité. Il doit apprendre à être à l’écoute de ce que ce texte fait bouger en lui, ce à quoi on n’a pas été habitué à l’école.
Lire régulièrement des textes à voix haute sans chercher à « bien dire », mais en développant son attention au plaisir des sons, au rythme des phrases, en étant à l’écoute de ce que le texte évoque pour soi, en toute disponibilité. L’imagination se met alors à travailler, en lien avec ces sensations. Le véritable travail du jeu est alors en marche…